Lorenzaccio, Acte I, scène 1ère
Introduction
Nous sommes dans la scène 1 de l'acte I de Lorenzaccio (1834) écrit par Musset, il a alors 24 ans. Cet auteur est connu pour ses nombreuses œuvres sur le thème du «mal du siècle» mais à la suite d’échecs au théâtre, il écrit des pièces qui ne sont pas faites pour être représentées sur scène ainsi que des poésies. C'est donc la scène d'exposition d'un drame romantique.
Sujet: Le duc a rendez-vous avec une jeune fille de 15 ans, payée, pour l'enlever. C'est un sujet immoral et sordide. La fille n'arrivant pas, le duc attend.
On est au 2/3 de la scène, il y a 4 personnages sur scène : le duc, Lorenzo, Giomo et Maffio.
Le dialogue se fait par des répliques inégales: Lorenzo et Maffio prononcent une tirade.
Le duc: 5 répliques
Lorenzo: 3 répliques
Giomo: 2 répliques
Maffio: 2 répliques
Problématique: Dans quelles mesures cette scène remplit les conditions d'une scène d'exposition?
Plan :
I. Les informations apportées par la scène d'exposition
II. La débauche/Les victimes du duc
III. Les personnages principaux
I. Les informations apportées par la scène d'exposition
a) Temps, lieu et action
On relève beaucoup de didascalies qui apportent des informations sur le décor, les personnages...
L’action se déroule la nuit, vers minuit, par un clair de lune de fin décembre 1536, dans un jardin. Le décor est donc floral, naturel et extérieur. La mise en scène assez précise.
Tout laisse présager un rendez-vous amoureux (4 premières répliques) mais la 3ème réplique du duc renverse le stéréotype pour laisser place à une réalité immorale et sordide de la débauche: la fille qu'ils attendent a été payée.
Musset joue avec un cliché romantique, une convention usée du mélodrame car les sentiments sont remplacés par l'argent: c'est un système dans lequel rien n'est authentique.
b) La dramaturgie romantique
Cette scène suit la dramaturgie romantique, elle ne répond pas aux critères de la dramaturgie classique:
- Les entrées et sorties des personnages ne commencent ni ne terminent une scène. En effet, celle-ci ne s'organise pas de la même façon que dans le théâtre classique, qui aurait instauré ici 3 scènes.
- «Il tire son épée»: on représente de la violence sur scène, la règle de bienséance n'est pas respectée. Cela produit un contraste avec les répliques précédentes ce qui suggère un effet de réel, de vie divertissant.
- Le décor ajoute aussi à cet effet de réel, par le jardin, cité dans les répliques donc revêtant une utilité concrète. Le jardin participe au réalisme de l'action. Il en est de même pour le pavillon.
- On parle aussi des costumes, Gabrielle a des vêtements somptueux et un collier (c'est un détail évoqué), cela rappelle la débauche.
- Les didascalies sont très importantes car elles complètent voire même remplacent certaines répliques, et donnent donc des informations sur l'action. Cela se rapproche du théâtre du XIX et XXème siècle, qui use de nombreuses didascalies aussi (Beckett, Ionesco)
- Le niveau de langue du duc n'est pas soutenu, son vocabulaire est grossier voire impie: «Sacrebleu», «Entrailles du pape». Au contraire, Lorenzo utilise un langage élaboré avec des images. Pour finir, Giomo utilise un registre courant. Tous les niveaux de langue sont donc représentés par ces 3 personnages.
On a donc bien une scène d'exposition qui relève de la dramaturgie romantique, avec beaucoup de précisions pour donner un effet de réel mais un tout petit aperçu des personnages (seulement 4/10 sont présentés, mais les 2 principaux y sont)
II. Les victimes du duc
a) Maffio
Maffio incarne la pureté, c'est un homme du peuple, rustre mais honnête. Il est l'opposé de sa soeur Gabrielle car bien que tous deux soient des victimes, lui représente la pureté alors que sa soeur incarne la débauche. Il intervient 2 fois, avec des répliques contrastées par leur taille: la première est un monologue qui ne s'adresse qu'au public puisqu'il est seul sur scène et qu'il n'y a pas d'échange tandis que la seconde est très courte. On observe 3 mouvements dans la tirade:
- Maffio croit à un rêve inquiet, décrivant ce qu'il voit.
- Il exprime ses sentiments avec précision mais se rassure: ce n'était qu'un rêve.
- Annoncé par un tiret montrant une pause, on passe à la réalité. Maffio a bien vu sa soeur, l'horrible réalité s'impose à lui. Ce contraste est accentué par la didascalie et le changement de langage: on passe d'un registre soutenu, lyrique et romantique constitué de phrases longues et élaborées exprimant des sentiments à un enchaînement de phrases courtes exclamatives ou interrogatives dans lesquelles il appelle sa soeur.
Le langage de Maffio est donc révélateur puisqu'il dévoile ses craintes (le danger n'est pas précisé) et rend l'espoir que ce rêve soit faux. Ce personnage d'une grande pureté va cependant de désillusion en désillusion: Premièrement, son rêve est réel, le collier montre que Gabrielle est dans une histoire sordide (elle n'est pas assez riche pour s’en payer un), c'est le symbole de la débauche car il vient du Duc. Ce collier est un objet intéressant pour la mise en scène. Puis, il apprend que le Duc qui devait le sauver et montrer l'exemple est corrompu et est même l'investigateur de cette histoire. Maffio est ainsi seul et minoritaire à prôner des valeurs morales et à incarner la pureté, contrastant avec les 3 autres personnages. Il est menacé et ridiculisé. Florence est représentée comme une ville de débauche et de plaisirs, légaux ou non.
b) Gabrielle
Gabrielle a 15 ans et est présentée comme une victime. C'est une figurante, un personnage muet qui ne fait que passer. Elle n'est d'ailleurs pas présentée dans les didascalies. Mais elle est importante par son collier. On ne sait rien d'elle, on ne sait pas ce qu'elle ressent, elle est neutre mais se distingue du groupe. On ne sait pas si elle est consentante ou non dans cette affaire. Elle est victime et du Duc et de sa mère donc de la corruption généralisée.
Comme elle ne dit rien, elle instaure une distance avec le lecteur, il n'y a donc pas de registre pathétique ou d'émotions. Elle s'apparente à un objet car Musset ne veut pas de compassion: tant pis pour les débauchés victimes du Duc. Cette jeune fille est décrite par Lorenzo:
- Tout d'abord avec des contradictions: sage/corrompue et l'illusion des vêtements, pour cacher qui on est vraiment, les apparences sont trompeuses.
- Puis vient une succession de métaphores: avec un objet, «trésor»; un animal, «jeune chatte»; une caricature de bourgeoise dévalorisante, «Flamande»; un élément de la Nature, «flot d’un fleuve» et enfin un fruit, «arbuste en fleur».
Ces images préservent le mystère, toujours avec le thème du masque. La comparaison est faite par un noble mais Gabrielle n'est plus représentée comme un être humain.
III. Les personnages principaux
Sont ici abordés les thèmes de la débauche et du masque, cas complexe pour Lorenzo, qui ne partage pas les idéaux du Duc. Encore une fois, les deux personnages appartiennent à la même famille.
a) Le Duc
Il a 5 répliques, c'est lui qui prend le plus la parole mais il dit peu de choses. Il s'exprime par des phrases courtes et un vocabulaire grossier. Il n'emploie pas de métaphore et est impatient, énervé: 1ère et 2ème répliques. Pour lui, tout est affaire matérielle: 3ème réplique. Il est préoccupés par ses désirs: 4ème réplique. La ville est donc à son image. Le Duc n'a pas un langage ni un comportement d'un chef d'état. La dramaturgie romantique a ce but de montrer la bassesse de l'être humain, ce qui inspire du mépris à son égard. Cela prépare d'ailleurs son assassinat, puisqu'on éprouvera pas de pitié pour lui.
b) Lorenzo
Il a 3 répliques dont la tirade la plus longue de la scène. Cette tirade occupe 1/3 du passage et arrive dès le début: le spectateur tombe tout de suite dessus. Elle a une raison matérielle: occuper le Duc en lui parlant, le faire patienter. Il lui fait donc la description de la jeune fille qu'ils attendent pour susciter son désir. Lorenzo utilise un langage élaboré avec des procédés rhétoriques pour exposer une théorie de séduction et de corruption. Ainsi, les phrases sont longues et construites avec plusieurs métaphore pour décrire la jeune fille, au centre de la tirade.
Cette longue description débute par une énumération de verbes à l'infinitif qui mènent à la la débauche. Lorenzo tient des propos généraux, pour décrire la recette de la corruption et de la séduction. Il semble avoir l'habitude de l'énoncer puisqu'il la connait par coeur. Cette énumération est néanmoins ponctuée de tirets et de points virgule, afin de faire des pauses, gagner du temps, développer, faire réfléchir et faire patienter. On imagine donc qu'il parle lentement. Les quelques phrases exclamatives montrent que Lorenzo a un ton exalté pour maintenir l'attention du Duc, le charmer, le captiver. Il alterne entre les expressions impersonnelles et le cas particulier de Gabrielle. Il parle avec un registre soutenu et tend à user du registre lyrique. Ce goût par la parole s'explique par son passé d'étudiant brillant, connaissant la littérature. Par opposition au Duc, Lorenzo est lettré, c'est un intellectuel. Le jeu d'opposition se matérialise par la langage, qui caractérise les personnages. Le beau langage est au service de la manipulation, à la réalité sordide, à la débauche. On a donc ici un contraste entre la forme (qui est belle) et le fond (qui est immoral). Ce décalage amène à se demander qui est le vrai Lorenzo: un intellectuel ou un débauché? On trouve donc des éléments d'intrigue dans ce contraste. Le Duc et Lorenzo font partie de la même classe dirigeante mais Lorenzo est un valet soumis et l'entremetteur de son cousin. On ignore pourquoi Lorenzo est au service de ce Duc grossier.
Conclusion
Il n'est présenté ici qu'une partie de la réalité, avec beaucoup d'informations sur le temps, le lieu, la dramaturgie et les quelques personnages en présence. Cependant, il manque beaucoup d'éléments de l'intrigue et de personnages. Une quantité importante d'informations est laissée en suspens, si bien qu'on ne sait pas encore que Lorenzo joue un double jeu. Cette scène d'exposition dure tout l'acte I, elle prend 6 scènes à être complète. Ce débordement n'est pas en accord avec la dramaturgie classique. La pièce pose la question de l'identité de Lorenzo, qui s'applique pour tout un chacun: Qu'est ce qui nous définit? Nos actes? Nos paroles? Le regard des autres?